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Éléonore Louvieux

Histoires courtes ou à suivre - Photographies

Bigue - Partie 2, chapitre VI

     En ramenant Bigue, Jacqueline se disait que le plus dur serait de repartir le lendemain. Elle se trompait. Bigue la laissa partir sans pleurer, sans rien dire. Sans crise, sans heurt. Ses lèvres tremblantes indiquaient seules ce qu’il éprouvait mais il se contenta d’aller s’asseoir sur la canapé le seul coin qui n’était pas recouvert de vêtements et d’objets. Jacqueline repartit le coeur gros. Pendant tout le trajet, elle ruminait sa colère et ses regrets ; sa mauvaise conscience. La veille, Isabella semblait à peine émerger d’une gueule de bois carabinée. La grand-mère avait fait quelques courses avant d’arriver ; elle se doutait qu’il n’y aurait rien dans les placards et elle avait eu raison. Elle avait songé à laisser un peu d’argent sur place pour faire quelques achats mais elle savait trop à quel genre d’achat il servirait.

     Elle songeait à tout cela et se demandait comment il était possible de laisser ce « pauvre gosse » chez cette « irresponsable ». Elle ne pouvait pas la dénoncer quand même… et puis de toute façon est-ce que ce serait utile ? Lorsqu’on était venu chercher Steve et Jason, ils avaient bien dû voir dans quelle situation Bigue évoluait. Mais il était alors très petit. L’école n’était pas obligatoire pour lui ; il n’y avait donc aucun moyen de lancer des signalements comme pour ses frères… Malgré tout, il fallait bien faire quelque chose. Elle se répéta ces phrases en boucle pendant tout le trajet, lequel sans Bigue à ses côtés, parut interminable.

     Le soir, en arrivant, elle avait appelé Isabella mais c’était Bigue qui avait répondu : « maman dort », avait-il répondu. Elle lui demanda si maman avait préparé quelque chose pour le repas du soir, s’il avait mangé. Elle entendit un faible « non ». Jacqueline paniqua. Elle ne savait plus quoi faire. Bigue ne pouvait pas se préparer à manger tout seul. Et il était sans surveillance dans cet appartement avec une mère qui devait être à moitié inconsciente. La panique devint si visible que Giuliano s’approcha d’elle soudain et lui prit le téléphone des mains.

« - Allo Bigue… c’est papy. J’ai quelque chose à dire à maman. Tu veux bien ma la passer ?

- Elle dort.

- Tu es à côté d’elle ?

- Non.

- Tu veux bien aller à côté d’elle et la réveiller.

- Non. Elle va crier.

- Vas-y. Ne t’inquiète pas, elle ne te dira rien. Va dans la chambre et pousse-la pour la réveiller. Donne-lui le téléphone, dis-lui que c’est papy qui veut lui parler. »

Il entendit Bigue trottiner lourdement sur le carrelage, puis il entendit un gémissement.

« - Tu vas me foutre la paix. Dès que t’arrives tu commences à m’emmerder ! Qu’est-ce que tu veux que je foute avec ça ?

Giuliano hurla pour être sûr que sa fille l’entende :

« - Tu vas prendre ce combiné, espèce d’imbécile, oui !

- Qu’est-ce qu’il y a ? pas la peine de gueuler comme ça ! »

En arrière fond sonore, il entendit le pas lourd de Bigue s’éloigner. Il baissa la voix.

« - Tu laisses ton fils de quatre ans, tout seul, sans surveillance ?

- Sans surveillance ? Et moi ?

- Oui, toi ; parlons-en. Qu’est-ce que tu fais au lit à 8 h du soir ? Et ton fils qui n’a pas mangé.

- C’est bon ; il peut tenir un peu non ? Il a des réserves quand même.

- Tu vas te lever et lui préparer un repas pour ce soir.

- Sinon quoi ? Tu vas venir le lui faire ? Je voudrais bien voir cela…. »

     Giuliano était blême. Jacqueline s’était assise sur une chaise à côté de lui. Elle se passait les mains sur les joues pendant que lui, de son côté se frottait les yeux, de sa main disponible. Après avoir inspiré profondément pendant plusieurs secondes, il reprit, avec un calme qui inquiéta tout d’abord Jacqueline :

« - Sinon, je préviens la police pour qu’ils fassent une descente chez toi et je te dénonce dès demain matin aux services sociaux pour mauvais traitements. Avec Steven qui est déjà en prison, cela fera un beau tableau.

- Tu n’oseras pas.

- Tu veux parier ? Tu crois que je vais me gêner ? Me gêner pour qui, pour toi ?

- Pour Bigue.

- Justement. Si je devais le faire ce serait pour lui. Si tu n’es pas fichue de lui faire à manger, crois-moi, je ne pense pas qu’il sera plus malheureux si je fais ce que j’ai dit. »

     Isabella ne répondit plus rien. Elle semblait avoir repris à peu près ses esprits même si son discours était toujours un peu hésitant. Il l’entendit se lever :

« - Bon, ça va, ça va. Quelle crise ! Je m’en occupe de son repas. De toute façon, j’allais le faire ; il pouvait bien attendre un peu.

- Et je te préviens que ce que je viens de te dire n’est pas valable seulement pour ce soir.

- Ça va j’ai compris ! Je te laisse ; je ne peux pas téléphoner et lui préparer à manger.

- Attends.

- Faudrait savoir. Il a faim ou pas ? c’était urgent ce repas ou pas ? »

     Giuliano ne prit pas la peine de répondre ; il se contenta d’ajouter « - Ta mère veut te parler. ». il entendit Isabella marmonner pendant qu’il écartait le téléphone de son oreille.

« - J’ai acheté des légumes et des steaks hachés. Les légumes sont prêts, il ne te reste qu’à faire cuire la viande. Il y a aussi des fruits. J’ai tout mis en bas, dans le frigo.

- C’est bon ; je devrais réussir à trouver ça toute seule. Pas la peine de me faire un plan. »

     Pendant un long moment, il n’y eut pas un mot d’échangé. Jacqueline s’était assise très près de Giuliano et lui avait pris la main. Elle ne disait rien, regardant les images qui défilaient devant elle, sans y faire attention. Mais, alors qu’elle pensait Giuliano plongé dans l’émission diffusée depuis quelques minutes, elle le vit tendre le bras et saisir le combiné de téléphone. Le faisait-il de lui-même ou avait-il deviné à quoi elle pensait ? Peu importait, elle éprouva un certain soulagement. Il appuya sur la touche de rappel, et attendit. Presque immédiatement, Bigue décrocha. Il lui demanda si tout se passait bien. Bigue répondit que maman était allée se recoucher après avoir bu « du truc qui pue ». Giuliano blêmit mais d’une voix sans émotion apparente il voulut savoir si Bigue avait bien mangé. Le garçonnet acquiesça et entreprit d’exposer son menu du soir. Le grand-père l’écouta sans l’interrompre, l’enfant semblait heureux de parler avec quelqu’un. Les carottes étaient bonnes et la viande aussi. Il avait même trouvé un bout de pain. Il avait mangé une pomme et il n’avait plus faim. Jacqueline qui écoutait sans en perdre une miette, lui fit promettre d’aller se laver les dents et de se mettre au lit au plus vite. Il promit et les grands-parents raccrochèrent, un peu moins inquiets... un tout petit peu moins. C’était une soirée, une nuit. Il y en aurait combien de suivantes, identiques, qui les rendraient fous d’inquiétude ?

     Jacqueline reprit la main de Giuliano et l’embrassa :

« - Je sais à quoi tu penses ?

- C’est pour cela que tu as appelé ? Merci.

- Non, je voulais savoir moi aussi comment cela s’était passé. Je sais à quoi tu penses pour la suite.

- On ne peut pas le laisser comme cela. On ne peut pas attendre qu’il y ait un accident. Il est si petit. Il ne peut pas la prendre en charge et elle ne peut pas s’occuper de lui. Pauvre gamin, tout seul avec elle…

- Je sais. Je me dis la même chose.

- Tu crois qu’on pourrait le prendre ici ?

- Je ne sais pas ; on est loin.

- Oui...je sais. Mais si on promet de l’emmener à chaque vacances voir sa mère ?

- Je ne sais pas ; on demandera. On verra.

- Giuliano…

- Quoi ?

- … Rien…

- Qu’est-ce qu’il y a ma Lina ?

- Non, rien... »

Il lui serra la main.

« - Tu crois que c’est de ma faute ?

- Ta faute ? Quoi ?

- Isabella ? Tu crois que c’est moi ; c’est moi qui ait mal fait ? À cause de John ?

- Non ma Lina. Je ne crois pas. Je crois que c’est comme ça ? C’est le hasard. C’est la vie.

- Oui, mais s’il n’y avait pas eu cet accident de…

- On ne sait pas ce qui aurait été ; mais, il faut faire avec ce que sont les personnes. Dans une famille, les enfants ont souvent la même éducation mais ils sont tous différents. C’est la vie. C’est comme ça.

- Merci, dit-elle en se collant contre lui. Quand même, ce n’est pas une raison pour que Bigue…

-Je sais, je sais, Lina. On en reparlera demain. On trouvera.

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